Enjeux de responsabilité
Le mandat à portée limitée à l’ère de l’intelligence artificielle
Par Mes Judith Guérin et Aurélie Lompré
L’essor de l’intelligence artificielle générative (ci-après « IAG ») est susceptible non seulement de soutenir les activités juridiques, mais aussi de redéfinir les contours mêmes du mandat professionnel. Une nouvelle clientèle se présente désormais avec un produit « presque fini » : une lettre, une procédure ou une recherche juridique générée à l’aide d’un outil d’IAG. Cette clientèle réserve alors pour son avocat ou son avocate un rôle restreint consistant à apposer une signature, déposer la procédure ou faire de brèves représentations devant le tribunal. Bien qu’il s’agisse d’une solution attrayante pour les justiciables, le mandat à portée limitée comporte des enjeux importants.
Risques d’hallucinations
L’IAG peut générer du contenu incorrect, inopportun ou fictif, phénomène désigné sous le terme « hallucination ». L’apparence de crédibilité du contenu augmente le risque d’être trompé et rend la vigilance essentielle. Dans ce contexte, vous ne pouvez pas utiliser aveuglément l’apport technologique de la clientèle tel quel dans un dossier sans validation, même si votre client ou votre cliente le demande expressément ou souhaite vous dispenser de toute vérification.
Obligations déontologiques
En vertu du Code de déontologie des avocats, l’acceptation d’un mandat à portée limitée ne vous soustrait pas à vos autres devoirs, que ce soit envers la clientèle, l’autre partie, le tribunal ou l’administration de la justice.
Vous devez agir avec compétence, diligence et prudence, fournir des services de qualité et protéger les intérêts de la clientèle. Vous devez également préserver votre intégrité, sauvegarder votre indépendance professionnelle et ne pas subordonner votre jugement à quelque pression que ce soit. Enfin, vous ne devez pas induire ou tenter d’induire le tribunal en erreur. Il importe de réaffirmer votre rôle d’analyste critique afin de respecter vos obligations et de prévenir les reproches en responsabilité professionnelle.
Mesures préventives
Voici un ensemble de précautions à prendre lorsqu’un mandat à portée limitée s’appuie sur du contenu généré par l’IAG.
- Évaluer la recevabilité du mandat
Avant d’accepter le mandat, posez à la clientèle des questions précises sur l’origine du contenu et l’utilisation possible de l’IAG. Vérifiez ensuite que le mandat respecte vos obligations déontologiques et refusez tout mandat qui ne permet pas un exercice autonome de votre jugement professionnel.
- Discuter de l’IAG avec la clientèle
Dès la rencontre initiale, sensibilisez la clientèle aux limites et aux risques d’hallucination de l’IAG. Orientez-la vers des sources fiables tels les sites web officiels des tribunaux ou des services publics et les éditeurs commerciaux ou banques de données reconnus (notamment CanLII et SOQUIJ). Cette démarche est aussi l’occasion de réaffirmer la valeur ajoutée de votre expertise.
- Baliser les attentes de la clientèle
Tout en valorisant l’initiative de la clientèle souhaitant contribuer activement au dossier, précisez que la vérification juridique relève de vos obligations déontologiques. Il convient d’indiquer clairement que vos services et les coûts afférents incluront inévitablement le temps requis pour procéder aux validations nécessaires.
- Encadrer le mandat par écrit
À l’instar de vos autres dossiers, rédigez et signez une convention de mandat et d’honoraires qui en définit la portée, fixe les limites et exclusions et précise les modalités financières. Un tel document établit un cadre contractuel solide et clarifie les responsabilités de chacun. Notez que le Barreau du Québec met à votre disposition un modèle intitulé Contrat de services et de frais professionnels. Le Barreau de Montréal a également publié un guide sur les mandats à portée limitée qui contient divers modèles en annexe.
- Prévoir une clause de validation préalable
Afin d’assurer la bonne compréhension de vos explications et de limiter toute contestation éventuelle des honoraires, il est recommandé d’inclure dans la convention une clause selon laquelle tout contenu soumis par la clientèle, qu’il soit généré ou non par l’IAG, fera l’objet d’une validation avant son utilisation dans le dossier. Cette clause devrait également spécifier que la vérification sera facturable.
- Vérifier rigoureusement le contenu
Exercez votre jugement professionnel par une contre-analyse du contenu généré par l’IAG. Évaluez la crédibilité et la fiabilité des sources en appliquant les méthodes de recherches juridiques appropriées afin d’en attester l’authenticité et l’exactitude. N’utilisez le contenu qu’une fois les résultats validés.
- Documenter adéquatement vos interventions
Conservez une trace écrite de vos discussions avec la clientèle, de son apport technologique, de ses instructions et de vos recommandations. Notez les réserves formulées, les vérifications effectuées et les corrections apportées. Une telle documentation constitue une protection essentielle en cas de plainte ou de réclamation en responsabilité professionnelle. La portée limitée du mandat ne saurait atténuer votre responsabilité professionnelle. Une approche préventive est primordiale pour concilier l’innovation technologique avec vos devoirs éthiques et déontologiques. Pour approfondir cette réflexion et renforcer votre pratique du droit, l’édition d’octobre 2025 du bulletin Praeventio propose des articles complémentaires sur le thème de l’intelligence artificielle générative. Le Guide pratique du Barreau du Québec pour une utilisation responsable de l’intelligence artificielle demeure, en outre, une référence incontournable.
Source
Bulletin Praeventio, octobre 2025, Fonds d’assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec