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Articles mercredi 11 octobre 2023

Entretien avec le juge en chef de la Cour suprême

Un système de justice en crise

Par Philippe Arseneault

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Le système de justice canadien est le parent pauvre des grands services publics, et il est temps que les gouvernements comprennent que la justice est un besoin, au même titre que la santé et l’éducation. Voilà le constat posé par le très honorable Richard Wagner, juge en chef du Canada, qui craint que le sous-financement et les délais dans le système de justice ne contribuent à renforcer le cynisme des justiciables.

Le juge en chef Wagner a formulé ces observations lors d’un entretien accordé à Me Johanne St-Gelais, à l’occasion de l’édition 2023 du Congrès sur le droit criminel du Barreau du Québec. L’évènement se tenait le 5 octobre au Palais des congrès de Montréal.

Les délais de procédure figurent sans conteste parmi les plus grands défis qu’affronte le système de justice, croit le juge en chef Wagner. Il n’hésite d’ailleurs pas à aborder de front la question de l’arrêt Jordan qui, depuis 2016, impose un cadre strict quant au délai maximal pouvant s'écouler entre le dépôt d'une accusation et la tenue d'un procès. Ces dernières années, le régime élaboré par la Cour suprême a donné lieu à de nombreux arrêts de procédures, certains dans des causes très médiatisées.

À l’époque de l’arrêt Jordan en 2016, les délais pour un procès avec jury pouvaient atteindre cinq ans, explique le juge en chef Wagner. Cela était inéquitable, tant pour les accusés que pour les témoins et les victimes. « Tout le monde était perdant là-dedans. Ça n’avait pas de bon sens. »

Il rappelle qu’il s’était rangé du côté des dissidents dans cette décision. « Je pensais à l’époque que c’était un gros prix à payer pour mettre un peu d’ordre dans notre système de justice. […] Maintenant, je le défends […]. » 

« Il faut respecter Jordan. Ce n’est pas Jordan qui est le problème. C’est le système qui n’est pas capable de suivre Jordan. »

Le très honorable Richard Wagner, C. P.

Évidemment, ajoute-t-il, il faut éviter de peindre un portrait trop noir de la justice au pays. « Quand on se compare, on se console. » Il cite le classement Rule of law index du World Justice Project, qui plaçait l’année dernière le Canada au 12e rang (sur 140 États) pour ce qui est de l’application de la règle de droit.

Des juristes sous pression

Il ne faut cependant pas oublier que le sous-financement du système de justice a également des conséquences sur la santé mentale des avocats et des juges, explique le juge en chef de la Cour suprême. Or, cette question du bien-être dans la profession est fondamentale, selon lui, et encore trop souvent passée sous silence. Le milieu juridique est conservateur, croit-il, et les praticiens du droit n’aiment pas évoquer leur fragilité, ou parler ouvertement des aspects plus difficiles du métier.

Parmi les facteurs de stress qui caractérisent la pratique contemporaine du droit, le juge Wagner insiste sur la réalité des nouvelles technologies. Ces dernières, qui permettent un partage instantané de l’information, font en sorte qu’on attend souvent des avocats des résultats immédiats. La pression est énorme. « Il y a beaucoup de volume, il y a un manque de main-d’œuvre… Bref, c’est une profession qui est très demandante. » 

Malheureusement, les juristes sont peu enclins à demander de l’aide. « Je pense pourtant que ça ne devrait pas être un tabou. Ça devrait faire partie du quotidien. »

C’est d’autant plus important, ajoute-t-il, que le métier d’avocat est lui-même souvent porteur d’un grand altruisme. « On pense pour les autres. On agit pour quelqu’un d’autre. On défend quelqu’un d’autre que soi. Et ça fait partie, justement, du devoir de s’aider soi-même aussi en allant chercher de l’aide. »

Protéger l’indépendance judiciaire

L’indépendance judiciaire est un autre cheval de bataille du juge en chef Wagner. Le Canada est une démocratie forte, précise-t-il d’emblée. La règle de droit est généralement respectée par les principaux acteurs de la société. « On a aussi un Barreau indépendant, qui n’hésite pas à dénoncer des situations difficiles pour la population. »

Il invite cependant tant les décideurs que les citoyens à ne pas baisser la garde. « La pire erreur qu’on pourrait faire, c’est de dire “tout va bien, on n’y pense plus, ça va bien aller.” […] Il faut dénoncer n’importe quelle attaque contre la démocratie. »

Voilà pourquoi lui-même n’a eu de cesse, depuis sa nomination comme juge en chef, de faire la promotion de l’indépendance judiciaire. En 2019, le juge en chef Wagner a signé avec le gouvernement canadien une entente reconnaissant formellement l’indépendance de la Cour suprême à l’égard du ministère de la Justice. « Je dois vous dire que le ministre de la Justice de l’époque, monsieur Lametti, était très ouvert à ces initiatives-là. Ça a quand même pris un an et demi, mais on a négocié un protocole d’entente. »

Me Johanne St-Gelais, M. le juge en chef Richard Wagner et Mme la bâtonnière Catherine Claveau

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